samedi 31 décembre 2016

Le tambour dans les armées du roi de France (3)

3. Le temps des marches : la partition de Philidor.
3.1. Les différentes manière de battre l’ordonnance : les marches.
En septembre1633, les troupes françaises entrent en Lorraine car le duc s’est mis au service de l’empereur d’Autriche. Le comte d’Haussonville rapporte qu’il existait plusieurs manières de battre :
« On avait remarqué que le duc de lorraine avait à peu près à cette époque fait changer la marche de ses troupes dont les tambours battaient auparavant à la française ; il les fit battre à l’espagnole. »[1]
Même s’il faut prendre l’explication comme une métaphore, cette anecdote est importante car elle signale l’existence de plusieurs manières de battre l’ordonnance, ce qui n’est pas surprenant au sein d’armées différentes. Mais l’usage d’employer des troupes d’origine étrangère au sein de l’armée royale (Suisses, Allemands, Irlandais, Ecossais…) amène l’emploi de plusieurs répertoires.
En 1662 à Calais, les officiers des corps d’infanterie de la garnison prétendent interdire à ceux du régiment de Clérembault de « faire battre la caisse à l’allemande ainsy qu’ils sont accoutumé ». Le Tellier, secrétaire d’Etat à la guerre, leur confirme ce droit de battre à l’allemande dans une lettre le 28 février[2]. Mais cette lettre est rapportée par une ordonnance royale du 2 février 1663 « portant injonction aux officiers des Régimens d’infanterie de Clérembault […] de faire battre la caisse à la Françoise nonobstant la permission qu’ils avoient obtenu de la faire battre à l’Allemande ». Il s’agit de la première mention d’un conflit de répertoire de batteries. Ainsi nous pouvons constater qu’il existait bien plusieurs façons de battre l’ordonnance dans l’armée royale. En juin 1663, c’est un capitaine du régiment d’infanterie d’Alsace qui prétend battre à l’allemande en montant la garde. Une ordonnance du 17 septembre[3] commande que la caisse se battra à la française à toutes les gardes qui se feront dans les places où il y aura des troupes françaises avec des troupes étrangères en garnison. Le commandement est renouvelé le 25 juillet 1665.

3.2. Aperçus sur le fonctionnement des batteries.
En 1681, le RP Claude Le Menestrier fournit quelques intéressantes précisions sur le tambour, son rôle dans l’armée pour « exciter les soldats au combat », « donner du courage », qu’il est « d’un grand secours dans les armées pour la marche des fantassins, servant de ligne pour déloger, pour marcher, pour se retirer, pour s’assembler, et pour tous les autres commandemens qu’il seroit difficile de porter par tout en même temps, et de les faire entendre de tant de personnes sans ce secours », et évoque les onomatopées des battements « du Pata, du pan et du frr ». Il apporte quelques observations de musicien qui indiquent que le tambour, instrument militaire, intéresse aussi les arts du divertissement. Ainsi il divise le pas en sept temps et distingue la marche des Suisses « plus pesante » de celle des Français « plus lestes » et des Espagnols « plus graves »[4].
Comme déjà en 1670 pour enseigner la générale, en 1683, le roi ayant constaté que l’exécution des batteries laisse à désirer, le tambour-major des gardes françaises est envoyé dans les garnisons pour instruire les tambours[5]. Ces campagnes de formation ou de remise à niveau, ne devaient pas être exceptionnelles, sans être systématiquement relevées dans les textes, ainsi en 1743 Bouroux[6], le nouveau tambour-major des gardes, est envoyé en tournée d’inspection dans les garnisons du Nord.
Ceci confirme que ces batteries étaient toujours enseignées à l’imitation. Il devait exister des moyens mnémotechniques et des onomatopées pour les distinguer et les détailler comme l’Orchésographie et Mersenne en mentionnent, mais aucun document utilisé par les instrumentistes n’est parvenu jusqu’à nous. Le duc de Villeroy précise qu’en 1683 :
« Il y avait alors trois méthodes de battre la caisse : à la française, à l’allemande et à la suisse ; les régiments français battaient seuls à la française et les régiments suisses à la suisse ; les autres étrangers battaient à leur choix à l’allemande ou à la suisse, néanmoins tous les tambours des régiments étrangers devaient savoir battre à la française, cette batterie étant la seule employée dans le service de garde dans les places. »[7]
Jusqu’à présent, si nous disposons de quelques partitions pour la manière de battre à la française, rien de comparable pour les autres méthodes.
En 1666, le régiment de Lyonnois manœuvrait “à la baguette” c’est à dire sans commandement à la voix, mais aux batteries des tambours[8]. Au XVIIIe le sommet de l’art militaire sera de manœuvrer “à la muette”, comme les Prussiens.
En 1690, nous trouvons quelques renseignements sur l’usage du tambour dans l’armée[9]. Dans les manœuvres, il existait une batterie pour former le bataillon et « pendant les marches, les tambours battaient constamment pour indiquer la cadence, bien que les soldats ne fussent pas obligés de marcher au pas ».
Ensuite, « à l’heure fixée pour le départ, le 1er corps de chaque colonne s’ébranlait en battant sa marche particulière ». Cette précision est importante car elle montre qu’il existait  à l’époque une batterie spécifique propre à chaque régiment, comme nous allons en retrouver dans le manuscrit de Philidor. Elles prendront le nom de “marches de nuit” sous l’Empire et après l’adoption du clairon deviendront les refrains régimentaires.


3.3. Le manuscrit de Philidor, répertoire des différentes marches d’ordonnance.
Le règne de Louis XIV voit la montée en puissance de l’armée royale qui devient la première d’Europe. Le Tellier et son successeur et fils, Louvois, sont les artisans de cette transformation. De cette époque datent des mutations très importantes pour la tactique que sont l’adoption de la grenade et de la baïonnette.
En 1705, Philidor[10], bibliothécaire du roi, entreprend de réunir les partitions de musique de son temps. Parmi les morceaux collectés figure un recueil de « Partition de Plusieurs Marches et batteries de tambour tant françoises qu’Etrangeres… »[11].
Ces changements dans l’organisation et le fonctionnement de l’armée expliquent l’évolution du répertoire de céleustique avec l’ordonnance de 1663 pour l’uniformisation des batteries, l’intervention de 1670 pour la création de la générale, et aussi l’importance nouvelle accordée aux instruments d’accompagnement. En effet, jusque là et encore dans les partitions de 1705, la première partition est celle du tambour, montrant qu’il s’agit d’abord d’un recueil de batteries d’ordonnance. Après le tambour suivent des partitions pour fifre ou hautbois. On sait que le fifre a été adjoint au tambour en 1534, mais il n’est jamais mentionné dans les ordonnances comme instrument servant à transmettre des signaux.
Jusque là, le fifre servait à accompagner le soldat pendant les déplacements et à le distraire au bivouac. Arbeau précise dans son Orchésographie à propos du fifre que « ceulx qui en sonnent jouent à plaisir, & leur suffit de tumber en cadance avec le son du tambour ». Nous trouvons des batteries composées par Lully, les Philidor, Desmarets, des Roziers, Hotteterre ou de Lalande, L’intervention de compositeurs célèbres dans le répertoire des tambours d’ordonnance montre que ces batteries débordent de leur rôle strictement fonctionnel, on retrouve l’instrument pour la première fois dans un orchestre en 1657 (Ballet de l’Amour malade de Lully), mais cet emploi est exceptionnel, il faut attendre Rameau en 1748 pour le retrouver dans l’ouverture de son ballet héroïque, Zaïs[12].
Cette évolution est significative de l’importance que prend la musique de plein air sous Louis XIV. Auparavant distraction de la troupe, elle prend un rôle festif et démonstratif. Un cérémonial militaire se met en place pour le public : faire défiler les troupes pour montrer sa puissance. Ce nouveau rôle public a occulté celui des signaux et créé une confusion entre les répertoires. En effet, il faut prendre le terme de marche dans le sens de marche françoise, marche allemande et marche suisse, c’est-à-dire de répertoire des batteries de l’ordonnance en service dans les régiments français, allemand et suisses. Les conflits entre ces batteries en 1663 confirment ce sens. Il faut donc interpréter le manuscrit Philidor d’abord comme un recueil de céleustique et non de marches militaires pour musique d’harmonie comme les musiciens la conçoivent généralement. On remarque que la partition principale est toujours celle du tambour puisqu’elle figure toujours en haut de la page. Les autres instruments ne sont que des accompagnements. Rares sont les enregistrements au tambour seul de ces partitions. En effet, réalisés par des musiciens, ceux-ci privilégient l’accompagnement, plus divertissant que la batterie d’ordonnance.
L’interprétation du manuscrit comme un recueil de batteries d’ordonnance, amène plusieurs observations.
1. Tout d’abord, la liste des pièces figurant dans la table ne correspond pas avec celle des partitions notées. Ainsi dès la première page nous trouvons la Marche laurenne, ancienne et nouvelle.
2. D’autre part, la table regroupe les batteries sous le terme de marche (des mousquetaires, du régiment du roy, des dragons du roy…), faisant figurer ensuite les batteries particulières de chaque marche. Ceci confirme que le terme de marche est utilisé ici dans le sens de répertoire des batteries d’ordonnance du régiment indiqué.
3. Ensuite, on constate que le répertoire n’est pas complet et que des pages blanches sont destinées à recevoir les batteries manquantes. La Marche allemande (p. 82) ne donne qu’une batterie de tambour sans préciser de laquelle il s’agit et la page 83 est vide. Les pages 84 et 85 n’ont pas de titre mais donnent chacune une ligne de tambour. La table indique qu’il s’agit de la Marche voualonne et que la page 85 concerne l’assemblée de cette marche. La page 86, sans titre, donne la partition de la Marche escossoise et ainsi de suite. Nous trouvons une marche suisse pour laquelle figure la batterie et quatre airs. Par contre les pages où figurent le titre de l’assemblée et de la retraite ne donnent pas de partition.
Nous sommes donc bien en présence d’un recueil de batteries de l’ordonnance qui est battue différemment suivant les régiments. Cette pratique en contradiction avec les ordonnances royales ne doit pas surprendre, nous la rencontrerons encore bien plus tard chez les mousquetaires qui ont toujours, semble t-il, bénéficié d’un régime spécial. Elle amène à reconsidérer le répertoire des tambours de l’armée royale, si effectivement les batteries d’ordonnance sont peu nombreuses, leur exécution pouvait être différente suivant les régiments ce qui donne une idée de la diversité de ces signaux militaires. Malheureusement à part cet aperçu incomplet fourni par Philidor, nous ne disposons pas d’autres partitions puisque la partition qui lui succède va d’abord servir à normaliser les batteries, donc à éliminer ces particularismes régimentaires.




[1] Haussonville, le comte d’, Histoire de la réunion de la Lorraine à la France, Paris, 1854, I 349 [ad 1633], note 1.
[2] Cangé, 1662.
[3] Règlemens et ordonnances du Roy pour les gens de guerre, tome I, Paris, 1675, p. 207.
[4] Des représentations en musique anciennes et modernes, RP Claude Le Menestrier, Paris, 1681, pp 120-124. BnF Yf 7849.
[5] Lettre de M. de Saint-Pouenges au Ministre, Camp de la Sarre, 5 juillet 1683.
[6] Bouroux, Jacques-Antoine (Paris, 1721 – …). 12 campagnes, blessé, tambour aux gardes françaises en 1736, tambour-major de 1743 à 1772.
[7] Belhomme II, 1683 (juin-juillet), p. 235.
[8] Carnet de la Sabretache, T. XII, 1904, p. 580.
[9] L’armée française en 1690, lieutenant-colonel V. Belhomme,, Paris 1895.
[10] Philidor, André Danican, dit l’aîné (Versailles, 1652 – Dreux, 1730).
[11] Recueilly par Philidor lainé ordinaire de la musique du Roy et Garde de sa Biblioteque de musique Lan 1705. Bibliothèque municipale de Versailles.
[12] Goubault, Christian, Histoire de l’instrumentation et de l’orchestration, Minerve, 2009, p. 41.

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