samedi 31 décembre 2016

Le tambour dans les armées du roi de France (5)

5. Hors des temps : les ordonnances des mousquetaires.


5.1. Des usages particuliers.
Créé en 1622, le corps des mousquetaires appartient à la Maison du roi. Compagnie d’élite et de prestige, elle est composée de gentilshommes qui font la démonstration de leur compétence et de leur fidélité avant de prendre un commandement. Ces deux compagnies de soldats à la fois fantassins et cavaliers, utilisent les signaux des deux armes exécutés au tambour ou à la trompette. Leur statut particulier leur permet de bénéficier d’un répertoire céleustique et musical spécial. La première marche des mousquetaires est composée par Lully en 1658[1]. Philidor, ancien hautbois des mousquetaires, rapporte qu’en 1663 « A la Creation du Regiment du Roy lon battoit la marche françoise, mais les officiers dud. regiment ayant eté tirez des mousquetaires demanderent au Roy que les tambours battent la marche des mousquetaires, ce qui leur fut accordé puis ils ont battu la marche cydessus de Mr de Luly Et ensuite ont reprise la marche des mousquetaires qui subsiste encore présentement »[2]. Le manuscrit de Philidor mentionne aussi que Lully compose à Saint-Germain en Laye en 1670, une batterie pour les mousquetaires à la demande du roi et que la batterie de la Descente des armes a été composée en 1679 par Philidor l’ainé, par ordre du roi, pour la compagnie des mousquetaires. D’autres musiciens composèrent des marches pour les mousquetaires (Pollet, J-J Rousseau…). Ces soldats publient aussi leurs propres compositions.

5.2. La Marche tactique du chevalier de Lirou (1767).
En 1767, le chevalier de Lirou, mousquetaire à la 2e compagnie compose la Marche tactique (pour hautbois, clarinettes, cors et bassons) qui est créée lors d’une revue dans la plaine des Sablons la même année. On reconnaît dans la partition de tambour la batterie de la Marche (1754) aussi appelée Aux champs.
Cette marche s’inscrit dans les préoccupations du temps qui voulaient parfaitement ordonnancer les mouvements des troupes, ainsi son compositeur précise que :
« Elle est composée sur la mesure du pas cadencé et peut servir en même temps au pas emboîté, au pas de route et au pas redoublé en accélérant plus ou moins le mouvement.
Elle contient trente mesures ce qui fait en tout avec les deux reprises cent vingt pas ou soixante toises, mesure ordinaire du carré des manœuvres d’un bataillon. »
L’objectif tactique de cette marche magnifique est depuis longtemps oublié, injustement puisqu’il s’agit d’un étonnant exercice de virtuosité céleustique qui est aussi d’une grande qualité musicale puisque c’est certainement la marche militaire française la plus connue du XVIIIe siècle.
Vers la même époque, car elle est aussi dédiée à M. le comte de Montboissier, est composée une Nouvel’ordonnance de la 2e compagnie des mousquetaires du roi[3] par Lemarchand et St Suire, tous deux hautbois à la compagnie. Il s’agit d’une sorte d’exercice musical avec des paroles et les partitions pour hautbois, clarinettes, cors et basson, aujourd’hui complètement oublié.

5.3. Principes pour les tambours des mousquetaires du Sieur Caro, 1756[4].
Antoine Caro[5], premier tambour à la première compagnie des mousquetaires du roi compose une partition de l’ordonnance pour les mousquetaires en 1756, soit un an après l’entrée en vigueur de la nouvelle ordonnance censée supprimer toutes les batteries particulières. Par rapport à l’ordonnance de Bombelles, il manque la Fascine ou Breloque, mais sont donnés Le Pas redoublé et la Diane. La générale est identique à la partition de Philidor, confirmation de l’importance de cette batterie.


Conclusion
Les guerres de la Révolution et de l’Empire n’affecteront pas le répertoire des tambours, si ce n’est qu’une baisse de la qualité des instrumentistes due aux pertes amènera en 1811 le commandement à créer des écoles pour réapprendre à battre correctement l’ordonnance, mais aucune partition de cette époque ne nous est parvenue.
Il a fallu deux siècles (1534 – 1756) pour normaliser un répertoire de céleustique qui a d’abord fonctionné suivant les usages et a continué à le faire malgré le règlement et aussi du fait de son mode de transmission à l’imitation. Certaines de ces batteries sont toujours exécutées de nos jours, quasiment inchangées depuis des siècles malgré les aléas de la fortune des armes, les changements de régime politique et de mode musicale, marquant les contours d’une identité sonore française, militaire et civile, qui mériterait d’être mieux connue et même réhabilitée, et dont je n’ai donné ici qu’un faible aperçu. 



[1] Benoît, Marcelle, Dictionnaire de la musique en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, librairie Arthème Fayard, 1992, p. 417.
[2] Philidor, Marches et batteries…, p. 36.
[3] Archives du Duc de Guise, bibliothèque du musée de l’armée.
[4] BnF Rés. Vmb. ms 26
[5] Caro, Antoine (Paris, 1714 – …), tambour aux mousquetaires de 1731 à 1763.

Le tambour dans les armées du roi de France (4)

4. Le temps du règlement : l’Instruction pour les tambours de Bombelles.


Les conflits entre les différentes marches, héritage des particularismes des unités à une époque où les régiments avaient moins l’occasion de travailler ensemble, oblige le commandement à imposer un répertoire de batteries d’ordonnance commun à toute l’infanterie, sauf les Suisses en raison de leur capitulation. Cette décision est prise par le roi et son secrétaire d’Etat de la Guerre, le comte d’Argenson[1], qui vont superviser personnellement toutes les étapes de la mise en œuvre de ces nouvelles batteries, signe de l’importance particulière de cette réforme exceptionnelle. Après des expérimentations conduites sur plusieurs années, l’aide-major aux gardes françaises Joseph-Henri de Bombelles[2] compose les batteries de la nouvelle ordonnance de l’infanterie. Les douze batteries publiées ne sont pas des créations puisqu’il reprend celles qui existent, mais c’est leur première édition officielle, par contre l’accompagnement au fifre ou au hautbois est bien une composition différente des mélodies collectées par Philidor.
Le soin apporté à la réalisation de l’Instruction pour les tambours[3] en fait un document sans équivalent dans l’histoire de la céleustique française et internationale. La gravure de l’édition est faite sur cuivre, un procédé réservé à la musique de qualité et la page de partition a une dimension inusitée pour ce type de document (67 cm de long par 28 cm de large). La partition distingue la main droite de la main gauche ainsi que le pied droit du gauche, tout en précisant la vitesse d’exécution des roulements (1 seconde, ½ ou 2 secondes par mesure). Nous sommes donc en face d’un véritable traité de chorégraphie militaire destiné à régler les mouvements des soldats et des unités. Aucune administration militaire française ou étrangère n’a jamais poussé si loin la réglementation de la céleustique. Ce projet très ambitieux de régler tous les mouvements du soldat et toutes les manœuvres de l’infanterie est conçu autour de l’Ordonnance du roi sur l’exercice de l’infanterie du 6 mai 1755. L’ordonnance est complétée par des planches qui détaillent les positions du soldat et d’autres qui expliquent les mouvements des unités. « Pour suppléer au défaut de la voix lorsqu’elle ne pourra se faire entendre sur l’étendue du front des bataillons, on se servira des batteries des tambours pour annoncer chaque mouvement »[4] et leur correspondance est indiquée dans le texte, faisant ainsi le lien avec la partition. Texte, gravures et partitions forment un système inscrit dans la « science des évolutions » qui est « le principe du grand Art de la Tactique » tel que l’envisage le comte de Bombelles[5], son concepteur.
Reprenant les préconisations du maréchal de Saxe, ce système introduit le pas cadencé dans l’armée royale à 60 et 120 pas par minute. L’ordonnateur des mouvements est le tambour-major qui a pour attribut la même canne que le maître de ballet et qui est la même que celle du roi lui-même. En fait leur rôle est identique, celui de donner le rythme au pas militaire, aux danseurs du ballet et à la vie du royaume.
L’Instruction donne pour la première fois la correspondance entre les onomatopées et leur notation. Les batteries sont enseignées par le tambour-major des gardes françaises, Jacques Bouroux. 112 tambours venus des régiments royaux sont formés pendant deux mois aux Invalides. Cette formation spéciale n’a pas d’équivalent dans l’histoire de l’infanterie. Les tambours sont ensuite passés en revue par le roi en personne à Versailles le 1er décembre 1754[6].
Trois exemplaires de l’Instruction sont à la bibliothèque du musée de l’Armée. Un des trois exemplaires de la Bibliothèque nationale[7] est relié en maroquin brun avec le blason royal. L’exemplaire archivé à la bibliothèque de l’Arsenal[8] porte la mention manuscrite en page de garde :
« C’est en 1755 que fut rendue l’ordonnance en vertu de laquelle tous les tambours de l’infanterie françoise battent les airs contenus dans ce volume. M. de Bombelles alors  ayde-major, à présent capitaine, aux gardes françoises eut la plus grande part aux choix de ces airs. M. le Mal de Biron[9] les adopta, M. le comte d’Argenson les approuva enfin le Roy les agréa et un certain nombre de tambours de tous les régiments d’infanterie se rendit aux Invalides pour les apprendre et les répandre dans toute l’infanterie ce qui fut bientôt fait. »


L’Instruction décrit les différents types de coups, et distingue ceux qui sont donnés avec la main droite, de ceux qui sont donnés avec la main gauche. Cette distinction était déjà chez Mersenne sans que l’on sache si Bombelles en a eu connaissance. Il précise la signification des onomatopées utilisées par les instrumentistes. Le rédacteur se conforme aux usages des tambours qui identifient les battements par ces expressions afin de pouvoir les pratiquer et les transmettre. Il s’agit du système déjà attesté dans l’Orchésographie et qui se retrouve dans les méthodes de tambour.
Systématiquement mentionnée dans les éditions ultérieures des règlements d’exercice, la partition de Bombelles ne sera jamais rééditée – sauf pour la Nouvelle instruction sur l’exercice des gardes-côtes de Bretagne publiée à Saint-Malo en 1758[10] ni réformée avant 1831, restant la référence durant les guerres de la Révolution et de l’Empire. Le général Bardin la mentionne et reproduit ses partitions dans son Dictionnaire, mais Kastner dans son Manuel de musique militaire[11] fait une erreur dans sa datation et le nom du compositeur, indiquant ainsi qu’elle tombait dans l’oubli.



[1] D’Argenson, Marc-Pierre de Voyer de Paulmy, comte (Paris, 1696 – Paris, 1764), secrétaire d’Etat de la Guerre de 1743 à 1757.
[2] Bombelles Joseph-Henri de. Plusieurs fois blessé au combat, maréchal de camp en 1781 (Oloron, 1721 – Paris, 1783), ShD 4 Yd 2731.
[3] Instruction pour les tambours, Invalides 1695 X.73 / G 3, Arsenal 4S 4338, BnF Vm8 Q.3.
[4] Ordonnance du roi sur l’exercice de l’infanterie du 6 mai 1755, p. 78.
[5] Bombelles Henri-François (1680-1760). Traité des évolutions militaires, 1754. Lieutenant général, gouverneur de la place forte de Bitche.
[6] Gazette de France, 1754, n° 49, p. 584. Mercure de France, janvier 1755, p. 210.
[7]  BnF Vm8 Q.3
[8] Arsenal 4S 4338.
[9] Louis-Antoine de Gontaut-Biron, maréchal de France, est le chef de corps des gardes françaises de 1745 à 1788.
[10] Bibliothèque municipale de Saint-Brieuc, p. 803.
[11] Kastner, Georges, Manuel de musique militaire, Paris, 1848.

Le tambour dans les armées du roi de France (3)

3. Le temps des marches : la partition de Philidor.
3.1. Les différentes manière de battre l’ordonnance : les marches.
En septembre1633, les troupes françaises entrent en Lorraine car le duc s’est mis au service de l’empereur d’Autriche. Le comte d’Haussonville rapporte qu’il existait plusieurs manières de battre :
« On avait remarqué que le duc de lorraine avait à peu près à cette époque fait changer la marche de ses troupes dont les tambours battaient auparavant à la française ; il les fit battre à l’espagnole. »[1]
Même s’il faut prendre l’explication comme une métaphore, cette anecdote est importante car elle signale l’existence de plusieurs manières de battre l’ordonnance, ce qui n’est pas surprenant au sein d’armées différentes. Mais l’usage d’employer des troupes d’origine étrangère au sein de l’armée royale (Suisses, Allemands, Irlandais, Ecossais…) amène l’emploi de plusieurs répertoires.
En 1662 à Calais, les officiers des corps d’infanterie de la garnison prétendent interdire à ceux du régiment de Clérembault de « faire battre la caisse à l’allemande ainsy qu’ils sont accoutumé ». Le Tellier, secrétaire d’Etat à la guerre, leur confirme ce droit de battre à l’allemande dans une lettre le 28 février[2]. Mais cette lettre est rapportée par une ordonnance royale du 2 février 1663 « portant injonction aux officiers des Régimens d’infanterie de Clérembault […] de faire battre la caisse à la Françoise nonobstant la permission qu’ils avoient obtenu de la faire battre à l’Allemande ». Il s’agit de la première mention d’un conflit de répertoire de batteries. Ainsi nous pouvons constater qu’il existait bien plusieurs façons de battre l’ordonnance dans l’armée royale. En juin 1663, c’est un capitaine du régiment d’infanterie d’Alsace qui prétend battre à l’allemande en montant la garde. Une ordonnance du 17 septembre[3] commande que la caisse se battra à la française à toutes les gardes qui se feront dans les places où il y aura des troupes françaises avec des troupes étrangères en garnison. Le commandement est renouvelé le 25 juillet 1665.

3.2. Aperçus sur le fonctionnement des batteries.
En 1681, le RP Claude Le Menestrier fournit quelques intéressantes précisions sur le tambour, son rôle dans l’armée pour « exciter les soldats au combat », « donner du courage », qu’il est « d’un grand secours dans les armées pour la marche des fantassins, servant de ligne pour déloger, pour marcher, pour se retirer, pour s’assembler, et pour tous les autres commandemens qu’il seroit difficile de porter par tout en même temps, et de les faire entendre de tant de personnes sans ce secours », et évoque les onomatopées des battements « du Pata, du pan et du frr ». Il apporte quelques observations de musicien qui indiquent que le tambour, instrument militaire, intéresse aussi les arts du divertissement. Ainsi il divise le pas en sept temps et distingue la marche des Suisses « plus pesante » de celle des Français « plus lestes » et des Espagnols « plus graves »[4].
Comme déjà en 1670 pour enseigner la générale, en 1683, le roi ayant constaté que l’exécution des batteries laisse à désirer, le tambour-major des gardes françaises est envoyé dans les garnisons pour instruire les tambours[5]. Ces campagnes de formation ou de remise à niveau, ne devaient pas être exceptionnelles, sans être systématiquement relevées dans les textes, ainsi en 1743 Bouroux[6], le nouveau tambour-major des gardes, est envoyé en tournée d’inspection dans les garnisons du Nord.
Ceci confirme que ces batteries étaient toujours enseignées à l’imitation. Il devait exister des moyens mnémotechniques et des onomatopées pour les distinguer et les détailler comme l’Orchésographie et Mersenne en mentionnent, mais aucun document utilisé par les instrumentistes n’est parvenu jusqu’à nous. Le duc de Villeroy précise qu’en 1683 :
« Il y avait alors trois méthodes de battre la caisse : à la française, à l’allemande et à la suisse ; les régiments français battaient seuls à la française et les régiments suisses à la suisse ; les autres étrangers battaient à leur choix à l’allemande ou à la suisse, néanmoins tous les tambours des régiments étrangers devaient savoir battre à la française, cette batterie étant la seule employée dans le service de garde dans les places. »[7]
Jusqu’à présent, si nous disposons de quelques partitions pour la manière de battre à la française, rien de comparable pour les autres méthodes.
En 1666, le régiment de Lyonnois manœuvrait “à la baguette” c’est à dire sans commandement à la voix, mais aux batteries des tambours[8]. Au XVIIIe le sommet de l’art militaire sera de manœuvrer “à la muette”, comme les Prussiens.
En 1690, nous trouvons quelques renseignements sur l’usage du tambour dans l’armée[9]. Dans les manœuvres, il existait une batterie pour former le bataillon et « pendant les marches, les tambours battaient constamment pour indiquer la cadence, bien que les soldats ne fussent pas obligés de marcher au pas ».
Ensuite, « à l’heure fixée pour le départ, le 1er corps de chaque colonne s’ébranlait en battant sa marche particulière ». Cette précision est importante car elle montre qu’il existait  à l’époque une batterie spécifique propre à chaque régiment, comme nous allons en retrouver dans le manuscrit de Philidor. Elles prendront le nom de “marches de nuit” sous l’Empire et après l’adoption du clairon deviendront les refrains régimentaires.


3.3. Le manuscrit de Philidor, répertoire des différentes marches d’ordonnance.
Le règne de Louis XIV voit la montée en puissance de l’armée royale qui devient la première d’Europe. Le Tellier et son successeur et fils, Louvois, sont les artisans de cette transformation. De cette époque datent des mutations très importantes pour la tactique que sont l’adoption de la grenade et de la baïonnette.
En 1705, Philidor[10], bibliothécaire du roi, entreprend de réunir les partitions de musique de son temps. Parmi les morceaux collectés figure un recueil de « Partition de Plusieurs Marches et batteries de tambour tant françoises qu’Etrangeres… »[11].
Ces changements dans l’organisation et le fonctionnement de l’armée expliquent l’évolution du répertoire de céleustique avec l’ordonnance de 1663 pour l’uniformisation des batteries, l’intervention de 1670 pour la création de la générale, et aussi l’importance nouvelle accordée aux instruments d’accompagnement. En effet, jusque là et encore dans les partitions de 1705, la première partition est celle du tambour, montrant qu’il s’agit d’abord d’un recueil de batteries d’ordonnance. Après le tambour suivent des partitions pour fifre ou hautbois. On sait que le fifre a été adjoint au tambour en 1534, mais il n’est jamais mentionné dans les ordonnances comme instrument servant à transmettre des signaux.
Jusque là, le fifre servait à accompagner le soldat pendant les déplacements et à le distraire au bivouac. Arbeau précise dans son Orchésographie à propos du fifre que « ceulx qui en sonnent jouent à plaisir, & leur suffit de tumber en cadance avec le son du tambour ». Nous trouvons des batteries composées par Lully, les Philidor, Desmarets, des Roziers, Hotteterre ou de Lalande, L’intervention de compositeurs célèbres dans le répertoire des tambours d’ordonnance montre que ces batteries débordent de leur rôle strictement fonctionnel, on retrouve l’instrument pour la première fois dans un orchestre en 1657 (Ballet de l’Amour malade de Lully), mais cet emploi est exceptionnel, il faut attendre Rameau en 1748 pour le retrouver dans l’ouverture de son ballet héroïque, Zaïs[12].
Cette évolution est significative de l’importance que prend la musique de plein air sous Louis XIV. Auparavant distraction de la troupe, elle prend un rôle festif et démonstratif. Un cérémonial militaire se met en place pour le public : faire défiler les troupes pour montrer sa puissance. Ce nouveau rôle public a occulté celui des signaux et créé une confusion entre les répertoires. En effet, il faut prendre le terme de marche dans le sens de marche françoise, marche allemande et marche suisse, c’est-à-dire de répertoire des batteries de l’ordonnance en service dans les régiments français, allemand et suisses. Les conflits entre ces batteries en 1663 confirment ce sens. Il faut donc interpréter le manuscrit Philidor d’abord comme un recueil de céleustique et non de marches militaires pour musique d’harmonie comme les musiciens la conçoivent généralement. On remarque que la partition principale est toujours celle du tambour puisqu’elle figure toujours en haut de la page. Les autres instruments ne sont que des accompagnements. Rares sont les enregistrements au tambour seul de ces partitions. En effet, réalisés par des musiciens, ceux-ci privilégient l’accompagnement, plus divertissant que la batterie d’ordonnance.
L’interprétation du manuscrit comme un recueil de batteries d’ordonnance, amène plusieurs observations.
1. Tout d’abord, la liste des pièces figurant dans la table ne correspond pas avec celle des partitions notées. Ainsi dès la première page nous trouvons la Marche laurenne, ancienne et nouvelle.
2. D’autre part, la table regroupe les batteries sous le terme de marche (des mousquetaires, du régiment du roy, des dragons du roy…), faisant figurer ensuite les batteries particulières de chaque marche. Ceci confirme que le terme de marche est utilisé ici dans le sens de répertoire des batteries d’ordonnance du régiment indiqué.
3. Ensuite, on constate que le répertoire n’est pas complet et que des pages blanches sont destinées à recevoir les batteries manquantes. La Marche allemande (p. 82) ne donne qu’une batterie de tambour sans préciser de laquelle il s’agit et la page 83 est vide. Les pages 84 et 85 n’ont pas de titre mais donnent chacune une ligne de tambour. La table indique qu’il s’agit de la Marche voualonne et que la page 85 concerne l’assemblée de cette marche. La page 86, sans titre, donne la partition de la Marche escossoise et ainsi de suite. Nous trouvons une marche suisse pour laquelle figure la batterie et quatre airs. Par contre les pages où figurent le titre de l’assemblée et de la retraite ne donnent pas de partition.
Nous sommes donc bien en présence d’un recueil de batteries de l’ordonnance qui est battue différemment suivant les régiments. Cette pratique en contradiction avec les ordonnances royales ne doit pas surprendre, nous la rencontrerons encore bien plus tard chez les mousquetaires qui ont toujours, semble t-il, bénéficié d’un régime spécial. Elle amène à reconsidérer le répertoire des tambours de l’armée royale, si effectivement les batteries d’ordonnance sont peu nombreuses, leur exécution pouvait être différente suivant les régiments ce qui donne une idée de la diversité de ces signaux militaires. Malheureusement à part cet aperçu incomplet fourni par Philidor, nous ne disposons pas d’autres partitions puisque la partition qui lui succède va d’abord servir à normaliser les batteries, donc à éliminer ces particularismes régimentaires.




[1] Haussonville, le comte d’, Histoire de la réunion de la Lorraine à la France, Paris, 1854, I 349 [ad 1633], note 1.
[2] Cangé, 1662.
[3] Règlemens et ordonnances du Roy pour les gens de guerre, tome I, Paris, 1675, p. 207.
[4] Des représentations en musique anciennes et modernes, RP Claude Le Menestrier, Paris, 1681, pp 120-124. BnF Yf 7849.
[5] Lettre de M. de Saint-Pouenges au Ministre, Camp de la Sarre, 5 juillet 1683.
[6] Bouroux, Jacques-Antoine (Paris, 1721 – …). 12 campagnes, blessé, tambour aux gardes françaises en 1736, tambour-major de 1743 à 1772.
[7] Belhomme II, 1683 (juin-juillet), p. 235.
[8] Carnet de la Sabretache, T. XII, 1904, p. 580.
[9] L’armée française en 1690, lieutenant-colonel V. Belhomme,, Paris 1895.
[10] Philidor, André Danican, dit l’aîné (Versailles, 1652 – Dreux, 1730).
[11] Recueilly par Philidor lainé ordinaire de la musique du Roy et Garde de sa Biblioteque de musique Lan 1705. Bibliothèque municipale de Versailles.
[12] Goubault, Christian, Histoire de l’instrumentation et de l’orchestration, Minerve, 2009, p. 41.

Le tambour dans les armées du roi de France (2)

2. Le temps des signaux : la partition du Père Mersenne (1636).

2.1. Les batteries d’ordonnance.
Ce que nous nommons batteries d’ordonnance identifie des roulements conventionnels utilisés dans l’infanterie pour transmettre des ordres. Le terme ordonnance signifie que leur nom est mentionné dans les textes règlementaires sans que les roulements qui les différencient n’aient jamais été officiellement notés avant 1754. La partition du Père Mersenne est donc particulièrement intéressante en ce qu’elle est la première à fournir la notation des principales batteries en service dans l’infanterie française.
En 1610, l’armée royale compte treize régiments d’infanterie. Nous trouvons la première liste de batteries d’ordonnance chez le Sieur de Praissac qui écrit en 1614 que :
« l’office de tous les tambours est de battre toutes sortes d’ordonnances; comme la Marche, l’alarme, la chamade, doubler le pas, respondre aux chamades, la diane et les bans ».[1]
Il nous donne aussi quelques indications sur le rôle du tambour et de celui qui les dirige[2]. Les marques de respect et le cérémonial militaire ne sont pas encore fixés dans les textes et les conflits dans leur emploi en délimitent les usages, ainsi à propos de la batterie aux champs due au roi, quand en 1633 le maréchal de la Force en demande l’exécution : « Il eft hors de doute que la chofe fut éxecutée comme le Maréchal le fouhaitoit, & que la réponfe du Roi paffa pour un Règlement »[3]. En 1635, le Père Monet nous apprend que la chamade est un appel « qui se fait aux portes d’une place, aus aduenues d’un camp, quand on demande à parler à quelcun de dedans »[4]. A défaut d’ordonnance royale sur le service des troupes en campagne, chaque chef de guerre édicte un règlement pour ses troupes ; le cardinal de La Valette, commandant de l’armée d’Italie publie à la fin d’avril 1638 un règlement pour son armée dans lequel on trouve l’explication de l’expression battre le premier et le second.

2.2. La partition de Mersenne[5].
A la mort de Louis XIII en 1643, l’armée royale compte trente-trois régiments. 1643 est aussi l’année de la bataille de Rocroi, qui voit la fin de la suprématie de l’armée espagnole avec la défaite de ses redoutés tercios. Le fonctionnement de l’armée française s’organise sans que les règles de fonctionnement des batteries ne soient fixées par des textes officiels. La publication des partitions des signaux de trompette pour la cavalerie et la collecte des batteries de tambours en usage dans l’infanterie est faite par le Père Marin Mersenne[6] en 1636. Elle montre l’importance que la céleustique prend dans les armées.
Dans son Livre septième (Des instrumens à percussion), il explique que plusieurs méthodes permettent de noter les batteries. Outre les « notes ordinaires de la musique », il emploie des caractères spéciaux agrémentés d’accents qui correspondent à des onomatopées, vraisemblablement en usage chez les instrumentistes pour se transmettre les batteries et identifier les roulements qui les composent. Il cite « la Marche Françoise, la Diane, la Chamade, l’Assemblée », « les batteries Angloises, Hollandoises, Hespagnoles, Allemandes, &c », mais ne fournit pas les partitions dans l’édition imprimée. Elles ne figurent que dans son exemplaire personnel archivé à la bibliothèque du Conservatoire des Arts et métiers qui a été édité par le CNRS en 1986. Les conditions de la collecte des partitions ne sont pas renseignées (lieu, date, circonstances…). On peut supposer qu’il s’agit des batteries les plus connues en usage chez les tambours des régiments français car les partitions manuscrites sont inscrites sous le titre de « Batteries du tambour François » et donnent les batteries de l’ordonnance. Si ces partitions sont connues, elles n’ont jamais été étudiées ni enregistrées. D’après les queues des notes, elles distinguent la main droite de la gauche, mais elles ne donnent pas d’indication de rythme.
Avec l’Orchésographie, nous avions un répertoire de batteries servant à accompagner les soldats pendant leur déplacement, avec Mersenne, un autre répertoire apparaît servant à transmettre les ordres au sein des unités. Toutes ces batteries relèvent des usages puisqu’elles ne sont pas officialisées.

2.3. L’introduction de la générale en 1670.
En 1670, le ministère édicte une ordonnance qui introduit une nouvelle batterie dans le répertoire. Une circulaire aux gouverneurs de la frontière du 18 mars 1670 avait déjà mis en service cette batterie dans les armées du Nord. La nouvelle ordonnance du 10 juillet 1670[7] change les usages qui évoluaient jusque là suivant les besoins de la troupe.

L’ordonnance ne joint pas de partition pour cette nouvelle batterie. La circulaire du 18 mars précise que le « tambour au régiment des Gardes […] est envoyé […] pour instruire les tambours des troupes »[8]. Ainsi la nouvelle batterie est enseignée à l’imitation par un tambour du régiment des gardes françaises. Ce régiment sert de modèle et son tambour-major peut être déjà considéré comme le tambour-major-général de l’armée royale ; même si le grade n’a jamais existé, il en assume la fonction.
Le manuscrit Philidor attribue, en 1705, la composition de la « générale de la garde françoise » à Lully, sans préciser de date et la partition étant similaire à celle de la batterie du même nom figurant dans l’Instruction pour les tambours de Bombelles, on peut en déduire que la générale en 1670 a bien été composée par Lully. Si cette batterie ne s’exécute plus tout à fait à l’identique, le thème se retrouve incontestablement.
L’entrée en service de la générale marque une étape importante de la céleustique, outre qu’il s’agit d’une intervention du commandement dans le répertoire, cette batterie va déborder du cadre militaire pour entrer dans les usages des populations civiles, puisqu’elle est battue dans les villes pour rassembler les populations encore deux siècles plus tard.


[1] Du Praissac, Sieur, Les discours militaires dédiez à Sa Majesté par le Sieur du Praissac, Paris, M D C XIIII, Des offices des gens de guerre, chapitre XIIII, p. 141.
[2] Idem.
[3] Daniel, Père Gabriel, Histoire de la milice française et des changemens qui s’y sont…, Amsterdam, 1724, tome II, p. 11.
[4] Monet, Père Philibert, Invantaire des deus langues, françoise, et latine, Lyon,  1635, p. 186.
[5] Mersenne, Père Marin (Oizé, 1588 – Paris, 1648).
[6] Mersenne, Père Marin, Harmonie universelle, Paris, 1636.
[7] Fait à St-Germain en Laye le 10 juillet 1670. Signé Louis Le Tellier. Réglemens et ordonnances du Roy pour les gens de guerres T. II, Paris, MDCXCI p. 272.
[8] Circulaire aux gouverneurs de la frontière du 18 mars 1670. Archives de la Guerre, volume 636, P. 163.