lundi 9 mai 2016

Chanson de Lorette et Marche des ratapoils

Le centenaire de la Grande Guerre a donné l’occasion d’entendre de nombreux enregistrements de chansons ayant trait au conflit. La distinction est rarement faite entre chanson sur le conflit et chanson de soldat. De plus, la confusion entre les répertoires effectivement chantés à l’époque et la représentation que l’on peut s’en faire un siècle plus tard est entretenue par les enregistrements postérieurs. Un cas emblématique est celui de la Chanson de Craonne. On en connaît environ une trentaine de versions. Elle est d’abord apparue lors des combats de Lorette entre octobre 1914 et octobre 1915, sous le nom de Chanson de Lorette. Elle évolue ensuite pour s’adapter aux combats de Champagne au cours de l’automne 1915, puis à ceux de Verdun en 1916. Le contrôle postal relève en août 1917 une chanson sous le titre Les Sacrifiés de Craonne, première mention du lieu dans le titre. 
« Les textes apportent la preuve irréfutable que la chanson, et même ses couplets les plus contestataires, teintés de lutte des classes et d’antimilitarisme, sont de plusieurs mois, antérieurs aux mutineries du printemps 1917. De même, ne tient plus l’hypothèse d’un troisième couplet ajouté après la crise du printemps 17, qui évoquerait l’ombre des mutineries et où la dénonciation des embusqués serait, après les apaisements de l’Union sacrée, le prélude à une reprise de la guerre sociale. Dès sa création, dès 1915-1916, La Chanson de Lorette est l’exutoire de la lassitude et d’une certaine révolte des combattants. »(1)

Elle est publiée une première fois le 24 juin 1917 dans la Gazette des Ardennes, une publication française en territoire occupé par les Allemands. Elle est présentée comme « trouvée, en deux exemplaires écrits à la main, sur des soldats français faits prisonniers aux environs de Craonne ». En 1919, Paul-Vaillant Couturier en publie pour la première fois les paroles sous le titre de Chanson de Lorette. (2)
C’est malheureux d’ voir
Sur les grands boulevards
Tant d’ cossus qui font la foire…
Si pour eux la vie est rose
Pour nous c’est pas la même chose.
Au lieu d’ se prom’ner,
Tous ces embusqués
F’raient, mieux de venir dans la tranchée.
Tous nos camarades
Sont étendus là
Pour sauver les biens de ces messieurs-là…
C’est à vot’ tour, messieurs les gros,
De monter sur l’ plateau
Si vous voulez faire la guerre
Payez-là de vot’ peau.

Elle n’a jamais été chantée lors des mutineries de 1917, les rapports mentionnant surtout l’Internationale, et elle n’a, a fortiori, jamais été interdite puisqu’inconnue du commandement, pas plus que la dénonciation de son auteur n’a été mise à prix. Ces légendes postérieures ont contribué à populariser une chanson du répertoire des poilus en vue de lui donner une signification politique. Entrée dans le répertoire antimilitariste après la guerre, elle est rattachée aux mutineries de 1917 et à la Révolution russe de février. Elle est enregistrée une première fois en 1952 par Eric Amado pour les éditions Le Chant du monde avec Odessa valse, une chanson faisant référence aux mutineries de 1919 survenues dans la Flotte en mer Noire. Elle sort des milieux pacifistes quand elle est publiée en 1961 (3) et enregistrée en 1962 dans le coffret de disques qui accompagne la collection de livres sur l’Histoire de France en chansons (4). Authentique chanson des tranchées, elle sort de la confidentialité pour être politiquement instrumentalisée, l’enregistrement lui conférant une audience qu’elle n’avait pas à l’origine au point qu’elle est devenue une des trois plus célèbres chansons du conflit. Contrairement aux deux autres (Quand Madelon et Vive le pinard), elle n’est jamais publiée dans les recueils militaires. 
L’histoire de cette chanson et celle de son introduction dans la mémoire collective illustre la difficulté à percevoir l’audience d’un répertoire oral. Un phénomène similaire a été observé avec la réintroduction des batteries napoléoniennes avant la guerre. 

La Marche des ratapoils (5) est composée pour le 129e RI, un des régiments qui se mutinent en mai 1917. Après l’échec de l’offensive Nivelle qui devait amener la défaite des troupes de Triplice et devant les pertes aussi considérables qu’inutiles, le désespoir gagne les soldats de première ligne. Le 329e RI, régiment de réserve du 129e, refuse de remonter en ligne le 26 mai. La sédition gagne même le 129e le 28, pourtant considéré jusque là comme le “régiment coup de poing” du général Mangin. Il n’est pas question de mutinerie, mais de refus de participer à des attaques inutiles. Une cour martiale est réunie et condamne 1 caporal et 3 soldats. Ils sont fusillés par un peloton d’exécution fournit par le régiment. Le 1er bataillon est dissout et le régiment perd son drapeau, il lui est rendu dès le mois de juillet après des combats devant Verdun. Les paroles sont écrites postérieurement, et rien n’évoque ces événements, bien au contraire, elles valorisent le comportement du régiment dans les combats.  
Dans la tourmente
Méprisant l’épouvante
Tandis qu’il chante,
Le Ratapoil montre du poil.
Riant d’ la bombe
Et de l’obus qui tombe
Battant sous le torse qu’il bombe
Son cœur dit “On les aura” !

Les paroles sont du sergent-major Charpentier et du sergent Gracieux, la musique est composée par le colonel Weiller, chef de corps à partir de 1917. Les combats énumérés dès le début « Ils ont vu dans Neuville/ Comment nous nous battons/ Ils ont reçu la pile/ Dans le fort de Douaumont,/ Ainsi qu’au bois Sabot/ Et puis à Besonvaux/ Dans le Bois des Caurrières/ Comme à Monchy-Humières,/ Partout ils reculèrent » pourraient en faire un chant de tradition. Mais il reste un chant de circonstance par les détails sur la vie de campagne incompréhensibles à ceux qui ne les ont pas vécus « Pour nos amis de la coopérative/ Notre coopé d’un seul coup balaya/ Le mercanti  cynique/ Coup d’ balai en musique ». Les paroles semblent avoir été écrites après la musique, en effet, contrairement aux usages elles débutent sur l’ouverture de la fanfare alors que le premier couplet ne vient qu’ensuite. Le colonel, compositeur de la musique, semble avoir pris l’initiative de cette création. La partition est destinée à être offerte aux soldats du régiment en guise de souvenir et la liste des citations collectives figure après les paroles. Si les combats de juillet 1917 ont permis au régiment de retrouver son drapeau, ce chant a contribué à faire oublier la révolte de certains de ses soldats. Le chant et la marche, composés sur une initiative du chef de corps, font de cette composition un outil d’expression destiné à montrer à l’armée, ainsi qu’à la population havraise dont le régiment est issu et à travers elle à toute l’opinion publique, que le régiment a surmonté l’humiliation de juin 1917 et qu’il est toujours digne de la confiance de ses pairs et du pays. Au début des années 1960, la Garde républicaine réalise le premier enregistrement de la Marche du 129e RI (6).  C’est la marche qui est enregistrée et non les paroles, trop anecdotiques, néanmoins cette initiative peut apparaître comme une réponse militaire à l’enregistrement de la Chanson de Craonne
D’autre part, la proximité des deux enregistrements conjuguée au retentissement historique des mutineries montre que la musique et la chanson jouent un rôle jusqu’ici sous-estimé dans le contrôle de l’opinion publique. 



1. Guy, Marival, « La Chanson de Craonne, de la chanson palimpseste à la chanson manifeste », dans Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des dames, de l’événement à la mémoire, Stock, Paris, 2004, pp. 350-359. Guy, Marival, La Chanson de Craonne, Regain de culture, 2014, 222 pages.
2. Paul-Vaillant, Couturier, La Guerre des soldats, Flammarion éd., préface d’H. Barbusse, p. 143-150.
3. Pierre, Barbier ; France, Vernillat, Histoire de France par les chansons, tome 8, La IIIe République de 1871 à 1918, Gallimard, 1961, pp. 233-234.
4. La Chanson de Craonne, Eric Amado, 30 cm, Le Chant du monde, LDX 74464, 1962.
5. Marche des Ratapoils, musique du colonel Weiller, s.l.n.d. collection de l’auteur.
6. Marches militaires françaises, Musique de la Garde républicaine, dir. François-Julien Brun, 30 cm, Columbia, FCX 714, s.d.

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