3. Le temps des marches : la partition de
Philidor.
3.1.
Les différentes manière de battre l’ordonnance : les marches.
En septembre1633, les troupes françaises entrent en Lorraine car le
duc s’est mis au service de l’empereur d’Autriche. Le comte d’Haussonville
rapporte qu’il existait plusieurs manières de battre :
«
On avait remarqué que le duc de lorraine avait à peu près à cette
époque fait changer la marche de ses troupes dont les tambours battaient
auparavant à la française ; il les fit battre à l’espagnole. »
Même s’il faut prendre l’explication comme une métaphore, cette
anecdote est importante car elle signale l’existence de plusieurs manières de
battre l’ordonnance, ce qui n’est pas surprenant au sein d’armées différentes.
Mais l’usage d’employer des troupes d’origine étrangère au sein de l’armée
royale (Suisses, Allemands, Irlandais, Ecossais…) amène l’emploi de plusieurs
répertoires.
En 1662 à Calais, les officiers des corps d’infanterie de la garnison
prétendent interdire à ceux du régiment de Clérembault de «
faire battre la caisse à l’allemande ainsy
qu’ils sont accoutumé ». Le Tellier, secrétaire d’Etat à la guerre, leur
confirme ce droit de battre à l’allemande dans une lettre le 28 février
.
Mais cette lettre est rapportée par une ordonnance royale du 2 février
1663 «
portant injonction aux
officiers des Régimens d’infanterie de Clérembault […]
de faire battre la caisse à la Françoise nonobstant la permission qu’ils
avoient obtenu de la faire battre à l’Allemande ». Il s’agit de la
première mention d’un conflit de répertoire de batteries. Ainsi nous pouvons
constater qu’il existait bien plusieurs façons de battre l’ordonnance dans l’armée
royale. En juin 1663, c’est un capitaine du régiment d’infanterie d’Alsace qui
prétend battre à l’allemande en montant la garde. Une ordonnance du 17 septembre
commande que la caisse se battra à la française à toutes les gardes qui se
feront dans les places où il y aura des troupes françaises avec des troupes
étrangères en garnison. Le commandement est renouvelé le 25 juillet 1665.
3.2. Aperçus sur le
fonctionnement des batteries.
En 1681, le RP Claude Le Menestrier fournit quelques intéressantes
précisions sur le tambour, son rôle dans l’armée pour «
exciter les soldats au combat »,
«
donner du courage », qu’il
est «
d’un grand secours dans les
armées pour la marche des fantassins, servant de ligne pour déloger, pour
marcher, pour se retirer, pour s’assembler, et pour tous les autres
commandemens qu’il seroit difficile de porter par tout en même temps, et de les
faire entendre de tant de personnes sans ce secours », et évoque les
onomatopées des battements «
du
Pata, du pan et du frr ». Il apporte quelques observations de musicien
qui indiquent que le tambour, instrument militaire, intéresse aussi les arts du
divertissement. Ainsi il divise le pas en sept temps et distingue la marche des
Suisses «
plus pesante » de
celle des Français «
plus
lestes » et des Espagnols «
plus
graves »
.
Comme déjà en 1670 pour enseigner la générale, en 1683, le roi ayant
constaté que l’exécution des batteries laisse à désirer, le tambour-major des
gardes françaises est envoyé dans les garnisons pour instruire les tambours
.
Ces campagnes de formation ou de remise à niveau, ne devaient pas être
exceptionnelles, sans être systématiquement relevées dans les textes, ainsi en
1743 Bouroux
,
le nouveau tambour-major des gardes,
est
envoyé en tournée d’inspection
dans
les garnisons du Nord.
Ceci confirme que ces batteries étaient toujours enseignées à l’imitation.
Il devait exister des moyens mnémotechniques et des onomatopées pour les
distinguer et les détailler comme l’Orchésographie
et Mersenne en mentionnent, mais aucun document utilisé par les instrumentistes
n’est parvenu jusqu’à nous. Le duc de Villeroy précise qu’en 1683 :
«
Il y avait alors trois méthodes de battre la caisse : à la française, à
l’allemande et à la suisse ; les régiments français battaient seuls à la
française et les régiments suisses à la suisse ; les autres étrangers battaient
à leur choix à l’allemande ou à la suisse, néanmoins tous les tambours des
régiments étrangers devaient savoir battre à la française, cette batterie étant
la seule employée dans le service de garde dans les places. »
Jusqu’à présent, si nous disposons de quelques partitions pour la
manière de battre à la française, rien de comparable pour les autres méthodes.
En
1666, le régiment de
Lyonnois manœuvrait “à la baguette” c’est à dire sans commandement à la voix,
mais aux batteries des tambours
.
Au XVIII
e le sommet de l’art militaire sera de manœuvrer “à la
muette”, comme les Prussiens.
En 1690, nous trouvons quelques renseignements sur l’usage du tambour
dans l’armée
.
Dans les manœuvres, il existait
une batterie pour former le bataillon et « pendant les marches, les tambours battaient constamment pour indiquer
la cadence, bien que les soldats ne fussent pas obligés de marcher au pas ».
Ensuite, « à l’heure fixée pour le départ, le 1er
corps de chaque colonne s’ébranlait en battant sa marche particulière ».
Cette précision est importante car elle montre qu’il existait à l’époque une batterie spécifique propre
à chaque régiment, comme nous allons en retrouver dans le manuscrit de
Philidor. Elles prendront le nom de “marches de nuit” sous l’Empire et après l’adoption
du clairon deviendront les refrains régimentaires.
3.3. Le manuscrit de Philidor,
répertoire des différentes marches d’ordonnance.
Le règne de Louis XIV voit la montée en puissance de l’armée royale
qui devient la première d’Europe. Le Tellier et son successeur et fils,
Louvois, sont les artisans de cette transformation. De cette époque datent des
mutations très importantes pour la tactique que sont l’adoption de la grenade
et de la baïonnette.
En 1705, Philidor,
bibliothécaire du roi, entreprend de réunir les partitions de musique de son
temps. Parmi les morceaux collectés figure un recueil de « Partition de Plusieurs Marches et
batteries de tambour tant françoises qu’Etrangeres… ».
Ces changements dans l’organisation
et le fonctionnement de l’armée expliquent l’évolution du répertoire de
céleustique avec l’ordonnance de 1663 pour l’uniformisation des batteries, l’intervention
de 1670 pour la création de la générale, et aussi l’importance nouvelle
accordée aux instruments d’accompagnement. En effet, jusque là et encore dans
les partitions de 1705, la première partition est celle du tambour, montrant qu’il
s’agit d’abord d’un recueil de batteries d’ordonnance. Après le tambour suivent
des partitions pour fifre ou hautbois. On sait que le fifre a été adjoint au
tambour en 1534, mais il n’est jamais mentionné dans les ordonnances comme
instrument servant à transmettre des signaux.
Jusque là, le fifre
servait à accompagner le soldat pendant les déplacements et à le distraire au
bivouac. Arbeau précise dans son Orchésographie
à propos du fifre que « ceulx qui en sonnent jouent à plaisir, & leur suffit de tumber en cadance avec le son du tambour ». Nous trouvons des batteries
composées par Lully, les Philidor, Desmarets, des Roziers, Hotteterre ou de Lalande,
L’intervention de compositeurs célèbres dans le répertoire des tambours d’ordonnance
montre que ces batteries débordent de leur rôle strictement fonctionnel, on
retrouve l’instrument pour la première fois dans un orchestre en 1657 (
Ballet de l’Amour malade de Lully), mais
cet emploi est exceptionnel, il faut attendre Rameau en 1748 pour le retrouver dans
l’ouverture de son ballet héroïque,
Zaïs.
Cette évolution est significative de l’importance que prend la musique
de plein air sous Louis XIV. Auparavant distraction de la troupe,
elle prend un rôle festif et démonstratif. Un cérémonial militaire se met en
place pour le public : faire défiler les troupes pour montrer sa
puissance. Ce nouveau rôle public a occulté celui des signaux et créé une
confusion entre les répertoires. En
effet, il faut prendre le terme de marche dans le sens de marche françoise,
marche allemande et marche suisse, c’est-à-dire de répertoire des batteries de
l’ordonnance en service dans les régiments français, allemand et suisses. Les
conflits entre ces batteries en 1663 confirment ce sens. Il faut donc interpréter
le manuscrit Philidor d’abord comme un recueil de céleustique et non de marches
militaires pour musique d’harmonie comme les musiciens la conçoivent
généralement. On remarque que la partition principale est toujours celle du
tambour puisqu’elle figure toujours en haut de la page. Les autres instruments ne
sont que des accompagnements. Rares sont les enregistrements au tambour seul de
ces partitions. En effet, réalisés par des musiciens, ceux-ci privilégient l’accompagnement,
plus divertissant que la batterie d’ordonnance.
L’interprétation du manuscrit comme un recueil de batteries d’ordonnance,
amène plusieurs observations.
1. Tout d’abord, la liste des pièces figurant dans la table ne
correspond pas avec celle des partitions notées. Ainsi dès la première page
nous trouvons la Marche laurenne, ancienne et nouvelle.
2. D’autre part, la table regroupe les batteries sous le terme de
marche (des mousquetaires, du régiment du roy, des dragons du roy…), faisant
figurer ensuite les batteries particulières de chaque marche. Ceci confirme que
le terme de marche est utilisé ici dans le sens de répertoire des batteries d’ordonnance
du régiment indiqué.
3. Ensuite, on constate que le répertoire n’est pas complet et que des
pages blanches sont destinées à recevoir les batteries manquantes. La Marche
allemande (p. 82) ne donne qu’une batterie de tambour sans préciser de laquelle
il s’agit et la page 83 est vide. Les pages 84 et 85 n’ont pas de titre mais
donnent chacune une ligne de tambour. La table indique qu’il s’agit de la
Marche voualonne et que la page 85 concerne l’assemblée de cette marche. La
page 86, sans titre, donne la partition de la Marche escossoise et ainsi de
suite. Nous trouvons une marche suisse pour laquelle figure la batterie et
quatre airs. Par contre les pages où figurent le titre de l’assemblée et de la
retraite ne donnent pas de partition.
Nous sommes donc bien en présence d’un recueil de batteries de l’ordonnance
qui est battue différemment suivant les régiments. Cette pratique en
contradiction avec les ordonnances royales ne doit pas surprendre, nous la
rencontrerons encore bien plus tard chez les mousquetaires qui ont toujours,
semble t-il, bénéficié d’un régime spécial. Elle amène à reconsidérer le
répertoire des tambours de l’armée royale, si effectivement les batteries d’ordonnance
sont peu nombreuses, leur exécution pouvait être différente suivant les
régiments ce qui donne une idée de la diversité de ces signaux militaires.
Malheureusement à part cet aperçu incomplet fourni par Philidor, nous ne
disposons pas d’autres partitions puisque la partition qui lui succède va d’abord
servir à normaliser les batteries, donc à éliminer ces particularismes
régimentaires.
Haussonville, le comte d’, Histoire de la réunion de la Lorraine à la
France, Paris, 1854, I 349 [ad 1633], note 1.
Des représentations en musique anciennes et modernes, RP Claude Le
Menestrier, Paris, 1681, pp 120-124.
BnF Yf 7849.
Lettre de M. de
Saint-Pouenges au Ministre, Camp de la Sarre, 5 juillet 1683.
Carnet de la Sabretache, T.
XII, 1904, p. 580.
L’armée française en 1690, lieutenant-colonel
V. Belhomme,, Paris 1895.
Recueilly
par Philidor lainé ordinaire de la musique du Roy et Garde de sa Biblioteque de
musique Lan 1705. Bibliothèque municipale de Versailles.