Il suffit d’ajouter “militaire” à un mot pour lui faire
perdre sa signification. Ainsi la justice militaire n’est pas la justice, la
musique militaire n’est pas la musique, ou formulé en termes encore plus réducteurs
: « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est
à la musique ». Ce qui donne en anglais : « Military justice is to
justice what military music is to music ».
La première citation est attribuée généralement à Clemenceau
(1841-1929), la seconde à Groucho Marx (1890-1977). Lequel a inspiré l’autre ?
Si toutefois elles sont authentiques.
Répétée ad nauseam par ceux qui veulent se donner un verni
de culture, cette citation est révélatrice d’une profonde ignorance de l’histoire
et du rôle de la musique militaire française. Elle s’appuie, en France, sur un
montage jamais décrypté. Voici donc en quelques mots les motifs pour lesquels
la musique militaire est utilisée comme bouc émissaire avec la caution, réelle
ou imaginaire, de Clemenceau.
Tout d’abord la caution. Vieux routier radical-socialiste de
la IIIe République — il entame sa carrière politique à Paris en 1870 —, Georges
Clemenceau est nommé président du Conseil en novembre 1917, il est alors
surnommé le Tigre. Négociateur à la Conférence de Versailles, il devient le
Père la Victoire. Républicain, anticlérical, il est redouté pour ses formules
assassines. La victoire en a fait une icône de la République, donc une
excellente caution.
Le bouc émissaire. La musique militaire a connu un
considérable développement depuis l’adoption des instruments de Sax en 1845.
Profitant de l’outil exceptionnel mis à sa disposition, la IIIe République sait
l’exploiter pour se concilier l’opinion publique en faisant donner des concerts
en plein air dans toutes les grandes villes et elle l’utilise pour son prestige
à l’étranger. Il ne s’agit ni plus ni moins de que la réalisation du projet
révolutionnaire amorcé avec les grandes festivités données au Champ-de-Mars,
mais inachevé pour des raisons techniques (il n’existe pas encore de véritables
instruments de musique de plein air). Les kiosques à musique, les musiques
militaires — et les harmonies civiles — contribuent à créer l’atmosphère de la
Belle Epoque. Sans que le répertoire soit spécifiquement militaire, bien au
contraire, ces musiques participent à ce climat, encouragé par toute la
population qui va porter la militarisation de l’Europe à niveau jamais égalé.
Les décomptes des affreuses hécatombes qui ont permis la
victoire de 1918 entraînent un rejet de ce qui avait pu conduire à ces
massacres. Il est évidemment impossible d’en rendre responsable la population
ni ses dirigeants. Par contre la musique militaire est un bouc émissaire idéal,
d’autant plus que la technologie ne rend plus son rôle indispensable pour le divertissement
des masses. En effet, d’autres modes de spectacles apparaissent et la musique peut
être enregistrée et bientôt amplifiée. Les instruments de musique de plein air
perdent leur rôle principal d’animation des festivités populaires. Cantonnées
dans leur fonction d’animation du cérémonial, les musiques militaires peuvent
être d’autant plus facilement dénoncées que le devoir de réserve imposé aux
militaires leur interdit de se défendre directement, que le courant
antimilitariste obtient des soutiens politiques et que l’histoire de la musique
militaire reste mal connue.
Même si des recherches sur l’origine et la
paternité réelles de cette citation font encore défaut, on peut constater que
compte tenu des services rendus, il y a là un considérable manque de
reconnaissance de la part de la République. L’usage de cette citation entretient
encore de nos jours cette injustice et cette ignorance.
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