Le centenaire de la Grande Guerre
a donné l’occasion d’entendre de nombreux enregistrements de chansons ayant
trait au conflit. La distinction est rarement faite entre chanson sur le
conflit et chanson de soldat. De plus, la confusion entre les répertoires
effectivement chantés à l’époque et la représentation que l’on peut s’en faire
un siècle plus tard est entretenue par les enregistrements postérieurs. Un cas
emblématique est celui de la Chanson de Craonne. Son cas a été étudié par Guy Marival[1].
On en connaît environ une trentaine de versions. Elle est d’abord apparue lors
des combats de Lorette entre octobre 1914 et octobre 1915, sous le nom de Chanson de Lorette. Elle évolue ensuite
pour s’adapter aux combats de Champagne au cours de l’automne 1915, puis à ceux
de Verdun en 1916. Le contrôle postal relève en août 1917 une chanson sous le
titre Les Sacrifiés de Craonne[2],
première mention du lieu dans le titre.
« Les textes apportent la preuve irréfutable que
la chanson, et même ses couplets les plus contestataires, teintés de lutte des
classes et d’antimilitarisme, sont, de plusieurs mois, antérieurs aux mutineries
du printemps 1917. De même, ne tient plus l’hypothèse d’un troisième couplet
ajouté après la crise du printemps 17, qui évoquerait l’ombre des mutineries et
où la dénonciation des embusqués serait, après les apaisements de l’Union
sacrée, le prélude à une reprise de la guerre sociale. Dès sa création, dès
1915-1916, La Chanson de Lorette est
l’exutoire de la lassitude et d’une certaine révolte des combattants. »[3]
Elle est publiée une première
fois le 24 juin 1917 dans la Gazette des
Ardennes, une publication française en territoire occupé par les Allemands.
Elle est présentée comme « trouvée, en deux exemplaires écrits à la main,
sur des soldats français faits prisonniers aux environs de Craonne »[4].
En 1919, Paul-Vaillant Couturier[5] en
publie pour la première fois les paroles sous le titre de Chanson de Lorette[6].
C’est malheureux d’ voir
Sur les grands boulevards
Tant d’ cossus qui font la foire…
Si pour eux la vie est rose
Pour nous c’est pas la même chose.
Au lieu d’ se prom’ner,
Tous ces embusqués
F’raient, mieux de venir dans la tranchée.
Tous nos camarades
Sont étendus là
Pour sauver les biens de ces messieurs-là…
C’est à vot’ tour, messieurs les gros,
De monter sur l’ plateau
Si vous voulez faire la guerre
Payez-là de vot’ peau.
Elle
n’a jamais été chantée lors des mutineries de 1917, les rapports mentionnant
surtout l’Internationale, et elle
n’a, a fortiori, jamais été interdite
puisqu’inconnue du commandement, pas plus que la dénonciation de son auteur n’a
été mise à prix. Ces légendes postérieures ont contribué à populariser une
chanson du répertoire des poilus en vue de lui donner une signification
politique. Entrée dans le répertoire antimilitariste après la guerre, elle est
rattachée aux mutineries de 1917 et à la Révolution russe de février. Elle est
enregistrée une première fois en 1952 par Eric Amado pour les éditions Le Chant
du monde avec Odessa valse, une
chanson faisant référence aux mutineries de 1919 survenues dans la Flotte en
mer Noire[7].
Elle sort des milieux pacifistes quand elle est publiée en 1961[8]
et enregistrée en 1962[9] dans
le coffret de disques qui accompagne la collection de livres sur l’Histoire de France en chansons.
Authentique chanson des tranchées, elle sort de la confidentialité pour être
politiquement instrumentalisée, l’enregistrement lui conférant une audience
qu’elle n’avait pas à l’origine au point qu’elle est devenue une des trois plus
célèbres chansons du conflit. Contrairement aux deux autres (Quand Madelon et Vive le pinard), elle n’est jamais publiée dans les recueils
militaires.
L’histoire de cette chanson et
celle de son introduction dans la mémoire collective illustre la difficulté à
percevoir l’audience d’un répertoire oral. Un phénomène similaire a été observé
avec la réintroduction des batteries napoléoniennes avant la Grande Guerre.
[1] Marival,
Guy, La Chanson de Craonne, Regain de
culture, 2014, 222 pages.
[2] Cité par
Marival, SHD, 16N1552.
[3] Marival,
Guy, « La Chanson de Craonne, de la chanson palimpseste à la chanson
manifeste », dans Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des dames, de l’événement à la mémoire, Stock, Paris,
2004, pp. 350-359.
[4] La Lettre du
chemin des dames, été 2011, p. 26.
[5] Paul
Vaillant-Couturier (1892-1937), rédacteur en chef du journal L’Humanité
(1926-1929 et 1935-1937), député communiste de la Seine (1919-1928 et
1936-1937). Combattant de 14-18 (2 citations).
[6] Couturier,
Paul-Vaillant, La Guerre des soldats, Flammarion éd., préface d’H.
Barbusse, p. 143-150.
[7] Marival, La Chanson de Craonne, op. cit. p. 144.
[8] Barbier,
Pierre ; Vernillat, France, Histoire de France par les chansons, tome 8,
La IIIe République de 1871 à 1918, Gallimard, 1961, pp. 233-234.
[9] La Chanson de Craonne, Eric Amado, 30
cm, Le Chant du monde, LDX 74464, 1962.
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