Chuck Berry est mort à 90 ans, le
rock, ça conserve. Particulièrement inspiré, ce guitariste noir du Missouri a
opéré la fusion entre la musique afro-étasunienne et la musique blanche country
d’origine irlandaise pour donner naissance, au milieu des années 50, au rock
and roll. Une musique rapide, calée sur le rythme du moteur, une musique de
l’ère industrielle qui ouvre sur la musique de masse. Chuck Berry va devenir le
modèle de toute une génération de musiciens occidentaux, qui imitent son style
et son côté sulfureux fait de prison, de filles et de dollars, y ajoutant souvent
les drogues. Un de ses standards sorti en 1958, Johnny B. Good, est repris par les plus grands guitaristes, Elvis
Presley, les Beatles, Keith Richard, Jimi Hendrix, Eric Clapton et bien
d’autres, pour devenir celui d’une génération. En France, il est introduit par
Eddy Mitchell et Johnny Halliday. Vingt ans après les soldats français qui
avaient combattu sous l’uniforme US, leurs émules musiciens renouvelaient ainsi
l’allégeance à leur suzerain, overlord en anglais[1].
Le jazz était arrivé en Europe en 1917 avec le corps expéditionnaire US,
illustrant le déplacement du centre de gravité culturel, mais aussi économique
et politique, de la civilisation occidentale. Quarante ans plus tard, le rock
va conforter cette hégémonie, lui donnant une dimension planétaire.
Par
l’influence qu’il a exercée, Chuck Berry est une sorte de porte-avions des
troupes d’occupation culturelles de la mondialisation. Que ce soit par les
armes ou la musique, l’objectif est identique : la conquête de nouveaux
marchés économiques. Le combat pour la suprématie s’est simplement déplacé du
militaire au culturel. En 1977 consécration suprême, Johnny B. Good est même sélectionné par la NASA pour présenter le
portrait musical de l’humanité auprès d’éventuels extra-terrestres que
rencontrerait la sonde Voyager, à l’égal de Bach, Mozart et Beethoven. On passe
du planétaire à l’interstellaire.
Mythe vivant, Chuck Berry n’avait
pas besoin de groupe pour l’accompagner, où qu’il aille se produire avec sa
légendaire Gibson rouge, il trouvait toujours des musiciens connaissant son
répertoire, parfois plus ou moins bien. Sa musique apparaît à une période
charnière où la rencontre de la guitare électrique, du microsillon et de la
société de consommation va ouvrir le marché de la jeunesse, opérant une
fracture entre les générations. Il est presque étonnant d’observer comment les
populations de vieille souche européenne vont joyeusement abandonner leurs
références musicales ancestrales pour ces nouveaux standards, envoutants
certes, mais néanmoins particulièrement corrosifs pour leur identité
culturelle. Le modèle étant tellement entré dans les mœurs qu’il n’est même
plus contesté.
L’émergence du rock coïncide d’ailleurs avec l’abandon la plus longue
mémoire musicale de la civilisation européenne quand l’Eglise de Vatican II
élimine le grégorien de la liturgie ordinaire. Entrainant l’adhésion des
masses, la musique devient un outil majeur d’un affrontement de civilisations.
Ainsi la célébration de Chuck Berry a quelque chose de morbide, elle est celle
de l’effondrement du modèle culturel de la vieille Europe.
[1] Operation
Overlord (suzerain) est traduit par débarquement en Normandie des troupes étasuniennes
en 1944. De même, The Invasion est traduit par bataille de Normandie.
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